ENTRETIENS AVEC CHRISTOPHE TISSOT
ET L’ECRIVAIN ET JOURNALISTE
BERNADETTE COSTA-PRADES

I – Conversation autour… de la peinture

La peinture, un langage des signes
Le peintre devrait être muet, ne léguer que sa peinture. Dès qu’il se met à parler, il trahit un peu sa fonction qui est de laisser les autres apprécier ou pas son tableau. Il me semble qu’en dire trop, enferme, racornit la potentialité de l’œuvre, la taxidermise. Je me méfie de l’artiste qui intime qu’il faut voir ce message dans sa peinture et rien d’autre. Que dire alors de la mienne ? Je préfère être polyglotte, ainsi, les mots n’enferment jamais complètement.
On n’y voit rien
Daniel Arasse met le doigt sur une donnée fondamentale : on ne voit rien, on est dans le noir absolu, nous voyons seulement l’image que notre cerveau a bien voulu reconstituer, derrière nos yeux en quelque sorte.  De plus, notre cerveau ne peut décoder qu’une infime partie du champ vibratoire. Entre infrarouges et ultraviolets, il existe des mondes invisibles à notre œil, ce qui devrait tendre à nous rendre modeste… Toutefois, grâce à l’art, à la poésie, nous tentons d’élargir notre spectre de vision, de compréhension.
 Donner à imaginer
Quarante ans plus tard, je me souviens encore d’une phrase de l’un de mes professeurs : « Si vous avez une serpillière, ne me la jetez pas à la figure. ». C’est l’une des questions fondamentales du peintre : est-ce qu’il balance aux visiteurs une toile qui va en mettre plein la vue, dans tous les sens du terme, ou va-t-il donner à imaginer ? Quelle part accorde-t-il au message ? S’il n’est que dans l’intentionnalité pure, il fera un tableau de propagande. L’art a trop souvent servi à asséner des slogans. Il existe encore une façon d’attirer le chaland en lui susurrant viens voir, viens voir comme elle est jolie mon image
A partir de là, l’art se trouve réintégré dans un circuit marchand. Pour moi, l’une des véritables utilités de l’art est ce que je nomme l’échappement, cette part invisible qui, au fur et à mesure du temps, élargit notre façon de voir, sert de révélateur. Depuis la grotte Chauvet et jusqu’à aujourd’hui, nous devrions faire de notre mieux vis à vis de ce bel héritage du passé, ajouter modestement notre pierre. Et éviter de tomber dans l’orgie du marché de l’art actuel qui a tout déformé, donnant des moyens exorbitants à des œuvres qui ne sont pas fondamentalement utiles. Pas toutes naturellement, mais nous sommes en droit de nous demander pour certaines ce qu’elles apportent réellement à l’élargissement de la vision.
Les excès de l’art conceptuel
Cette omniprésence de l’art conceptuel témoigne de l’omniprésence d’une forme de pensée. Notre culture du rendement tourne le dos à la sensibilité, à l’imagination. Il s’est créé une chaine invisible, subtile, qui est de nous maintenir dans l’ignorance, la passivité, l’obéissance. De mon point de vue, un certain art conceptuel n’est pas libérateur, les œuvres ne font pas rêver.
L’ère du désenchantement
J’y vois les conséquences de la guerre de 14/18, de ses traumatismes tus. Les livres d’histoire servent toujours un même discours, les héros, le champ d’honneur… On ne cesse de maquiller les faits, de génération en génération, alors que cette  tuerie a eu de graves conséquences sur l’art, entrainant une forme de nihilisme, notamment l’idée que la beauté n’existe pas.
L’art conceptuel a porté cette onde de choc, ce traumatisme, et a proposé de voir la terreur. Il a existé un courant totalitaire chez certains conceptuels, dont le maître mot était la transgression, devenue quasiment une religion. Le seul fait d’émettre une critique vous rendait coupable d’avoir une vision bourgeoise de l’art, et la peinture fut soudain déclarée décadente, anti-révolutionnaire…
Vers un nouveau mouvement
Ma réponse face à ce courant ? Poursuivre mon œuvre, exister à tout prix, en espérant ne pas être seul. Quand un artiste propose une œuvre authentique, elle rencontre son public, les conceptuels n’arrêteront pas ce mouvement. J’ai trente ans de lecture, de réflexion, de peinture, de résistance et il me semble que nous sommes de plus en plus nombreux aujourd’hui à vouloir passer à une autre étape.
Bernadette Costa Prades est écrivain et journaliste. Elle a publié deux biographies sur Frida Kahlo et Niki de Saint Phalle chez Libretto, la biographie de Tina Modotti, aux éditions Philippe Rey. Dans ses livres, elle aime éclairer le processus créatif, la démarche poétique et sensible des artistes, qui puisent souvent sa source dans l’enfance. Ses entretiens avec le peintre Christophe Tissot suivent ce même chemin. 
Légende photo : Christophe Tissot 2017 – série Champs d’oiseaux
Encres, craies et pigments sur papier Kraft – 1,82 cm x 1,60 cm